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Revue de presseSociété

Au bon coeur des peuples

By 11 avril 2012janvier 13th, 2021No Comments

S’il y a là une leçon, elle ne peut être que bonne. D’ici quelques jours, au rythme où vont les choses, des blogueurs kényans pratiquement anonymes et totalement désintéressés auront réuni près de 10 millions d’euros pour nourrir leurs concitoyens affamés par une disette dérivant vers la famine. Dans le brouhaha international qui entoure la question de la faim dans la Corne de l’Afrique, la voix des responsables de Kenyans4Kenyans (« Kényans pour les Kényans ») n’est pas, loin s’en faut, facile à entendre. Et ils s’en moquent bien. Contrairement aux ONG internationales qui ont parié sur la nécessité de faire le plus de bruit possible pour attirer l’attention de la planète riche à la fois sur la Corne de l’Afrique et sur leurs propres activités, les inventeurs de cette campagne de solidarité n’ont pas de frais administratifs, pas de budget de communication, pas de flottes de 4 × 4 pour sillonner le pays.

Kenyans4Kenyans n’a pas non plus la prétention de vouloir tout faire. Mais il faut avoir vu un pays comme celui-ci, où les organismes humanitaires semblent parfois planter leurs drapeaux comme autant de conquêtes, pour comprendre la joie des Kényans à assurer eux-mêmes leur propre solidarité. A Nairobi, l’initiative est partie des cercles de blogueurs. Le pays traverse une nouvelle phase de sécheresse ? La faim rôde ? L’idée est venue de lancer un appel à la solidarité nationale en offrant de faire des donations par l’intermédiaire de systèmes de transferts de fonds par téléphone portable. Les sommes collectées devraient être versées sur un compte ouvert pour la Croix-Rouge kényane, faisant l’objet de vérifications scrupuleuses (certains animateurs de la campagne travaillent pour des compagnies d’audit). Les achats se feraient sur place. Pas de surplus des céréaliers occidentaux déversés sur le pauvre monde en profitant d’une année de mauvaises pluies…

D’autant que les aliments ne font pas défaut dans le pays. Certaines régions enregistrent même des récoltes record. Que ceux qui ont suffisamment donnent à ceux qui ont besoin, voilà l’une des bases de la générosité. Ce n’est pas la seule dans ce cas précis. Pour que le mouvement prospère, il fallait aussi l’un des éléments du génie national, le harambee. A l’occasion de tous les grands événements de la vie, des naissances aux décès, une assemblée se réunit pour une collecte dont le nom signifie « tirer ensemble » (et par conséquent dans la même direction). On organise un harambee pour qu’une fête de mariage puisse avoir lieu, pour qu’un enfant puisse aller à l’hôpital ou à l’université. Certains harambee sont tout petits, d’autres réunissent des centaines de personnes. Cette fois, l’appel à la solidarité s’est autotransmis au niveau national.

Sur Facebook et Twitter, d’abord, le message s’est répandu comme un feu de brousse, relayé ensuite par journaux, télévisions, radios. Et l’argent a commencé à affluer. Le Kenya a montré depuis plus de dix ans son avance en matière de transferts de fonds et de services divers par téléphone mobile. L’objectif était de réunir un peu plus de 200 millions de shillings (environ 2 millions d’euros). Il y a une semaine, on frôlait les 500 millions. Objectif à présent : le milliard ! Un élément de réflexion au moment où convergent vers la Corne de l’Afrique les célébrités qui courent les catastrophes de la planète. Au Kenya, nul besoin de people venus ôter un instant leurs lunettes fumées à côté d’enfants squelettiques pour vaporiser leur renommée d’un vague parfum d’altruisme.

La générosité kényane n’a pas eu besoin non plus qu’on mette la famine en chansons pour se propager. Mais d’autres risques menacent. Le harambee sert traditionnellement au personnel politique kényan pour faire sa promotion. Les ministres et députés, qui comptent parmi les mieux payés au monde, ont aussitôt tenté de s’emparer du mouvement en multipliant les donations en grande pompe, avec exhibition des classiques photocopies géantes de leurs chèques afin que les spectateurs puissent en vérifier le montant, même sans lunettes. Mais le mouvement des blogueurs a fait barrage à la manœuvre, exprimant au passage son exaspération face à une classe politique dont la corruption et le cynisme sont de moins en moins bien supportés.

Cette colère face à l’inaction des responsables politiques kényans va-t-elle s’étendre aussi à travers l’Afrique ? L’Union africaine devait se réunir pour décider d’un plan d’action continental face à la faim dans la Corne. Cette réunion a été repoussée jusqu’au 25 août, pour des raisons qui restent à expliquer. La plupart de ses membres, même dans les pays producteurs de pétrole qui affichent des taux de croissance à deux chiffres, ne semblent pas envisager d’organiser un harambee de chefs d’Etat.

Le journaliste sud-africain Justice Malala ne pardonne pas l’inaction de son propre président, Jacob Zuma, à la tête de la première puissance économique d’Afrique subsaharienne. Dans le Times de Johannesburg, il écrit : « Le président Zuma a engagé une campagne très énergique contre les bombardements par l’OTAN de la Libye de Mouammar Kadhafi. Il a parcouru la planète, rassemblant des soutiens pour ce dictateur, un homme qui est au pouvoir depuis quarante-deux ans, aussi incroyable que cela puisse paraître (…). Il n’a pas levé le petit doigt pour mettre en avant la souffrance de milliers de frères africains affamés, mourants, dans la Corne de l’Afrique. »

Lauréat du Prix Reporters d’Espoirs 2012, catégorie Presse-Humanitaire.

Paru dans Le Monde, le 12/08/2011, journaliste Jean-Philippe Remy